Introduction
À l’ère du numérique, les interactions humaines ont été profondément transformées, créant un maillage complexe de relations virtuelles qui transcendent les frontières géographiques et culturelles. Ces plateformes, allant de Facebook à LinkedIn, sont devenues des « espaces de jeu » (Pierre Bourdieu) où nous construisons et présentons notre identité, interagissons avec d’autres et formons des communautés.
Mais bien avant l’avènement de ces plateformes, le sociogramme de Jacob L. Moreno offrait déjà un aperçu des dynamiques relationnelles au sein des groupes.
Dans le monde professionnel, les interactions sont souvent façonnées par une multitude de facteurs : obligations, pressions, hiérarchies, et un conformisme aux normes établies (Salomon Asch).
Ces dynamiques peuvent souvent masquer ou altérer les véritables relations et affinités entre les individus.
Par exemple, un employé peut collaborer étroitement avec un collègue en raison d’exigences professionnelles, même s’il n’a pas d’affinité personnelle avec lui. Inversement, il pourrait avoir une affinité avec un autre collègue, mais ne jamais avoir l’occasion de travailler directement avec lui en raison de la structure organisationnelle.
C’est ici que le sociogramme de Moreno entre en jeu. En tant qu’outil, il permet de visualiser et d’analyser les relations interpersonnelles d’une manière qui pourrait révéler les « vraies » relations. Il s’agit d’une représentation visuelle des liens sociaux, montrant qui est connecté à qui et de quelle manière.
Réseaux sociaux comme sociogrammes modernes
Les plateformes de médias sociaux, comme Facebook ou LinkedIn, peuvent être considérées comme des « sociogrammes numériques ». Elles cartographient les relations, les interactions, les affinités et les aversions entre les utilisateurs.
Les « likes », les commentaires, les partages et les connexions entre individus peuvent tous être interprétés comme des indicateurs de la nature et de la force des relations.
Les interactions sur les réseaux sociaux peuvent révéler des affinités qui ne sont pas évidentes dans les interactions face à face. Par exemple, deux collègues qui interagissent rarement au bureau peuvent être très actifs dans les commentaires des publications de l’autre sur les médias sociaux, indiquant une affinité ou un intérêt mutuel.
Genèse de la Sociométrie
La sociométrie a été introduite dans les années 1930 par Jacob L. Moreno, un psychologue Américain. Il a développé le concept de sociogramme pour visualiser et analyser les relations interpersonnelles au sein d’un groupe.
Moreno était préoccupé par les dynamiques invisibles qui influençaient la manière dont les individus interagissaient les uns avec les autres. Il croyait que ces dynamiques, si elles étaient comprises, pourraient être utilisées pour améliorer la cohésion et la fonctionnalité du groupe. Le sociogramme était sa solution pour rendre ces dynamiques visibles.
En 1934, Jacob L. Moreno a mené une étude sur un groupe de 506 jeunes filles d’un pensionnat. Il a élaboré un sociogramme pour visualiser les affinités et les aversions au sein de ce groupe.
Cette technique de représentation graphique a été largement adoptée et adaptée, en particulier dans les domaines de la gestion d’équipe et de la formation de classes. De cette méthode est né le concept de « statut sociométrique« , qui classe les individus selon leur capacité à émerger en qualité de leaders.
Tests Sociométriques
Les tests sociométriques, bien que simples, sont profondément révélateurs. Ils posent des questions telles que « Avec qui aimeriez-vous travailler » ou « Avec qui n’aimerais-tu pas travailler ? ».
Ces questions permettent d’identifier les choix positifs et négatifs au sein d’un groupe, révélant des préférences qui peuvent ne pas être évidentes au premier abord.
Ces tests étaient souvent utilisés dans des contextes éducatifs ou thérapeutiques pour comprendre et améliorer les dynamiques de groupe.
Les questions font référence aux préférences et aux rejets. Il est important également, de formuler les questions qui donnent une information sur les perceptions que l’on peut avoir de sa positon dans le groupe. Cette information, plus subtile, montre l’image que chaque personne a de sa position par rapport aux autres
Question du test de sociométrie permettant de déterminer le « leader de la tâche« :
- Avec qui aimerais-tu travailler ?
- Qui, penses-tu, aimerait travailler avec toi ?
- Avec qui n’aimerais-tu pas travailler ?
- Qui, penses-tu n’aimerais pas travailler avec toi ?
Autre exemple de question permettant de déterminer le leader « socio-affectif » :
- Avec qui souhaitez-vous partir en vacances ?
- Avec qui ne souhaitez-vous pas partir en vacances ?
Le sociogramme est constitué de quatre types de réaction d’un sujet par rapport à un autre : choisir, rejeter, souligner son indifférence (il s’agit d’une indifférence exprimée), l’ignorer (individu n’a pas été remarqué).
Pour attribuer des scores, il a utilisé une approche simple basée sur les choix exprimés par les participants.
- Choix positifs : Lorsqu’un participant choisit une autre personne (par exemple, en réponse à la question « Avec qui préféreriez-vous travailler ? »), cette relation reçoit un score positif. Si A choisit B, alors la relation A -> B reçoit un score de +1.
- Choix négatifs : De la même manière, si un participant exprime un choix négatif envers une autre personne, cette relation reçoit un score négatif. Si A ne souhaite pas travailler avec B, alors la relation A -> B reçoit un score de -1.
- Absence de choix : Si un participant ne choisit pas une personne en particulier ni positivement ni négativement, cette relation reçoit un score de 0, indiquant une neutralité ou une absence de préférence marquée.
Score sociométrique total : Le score sociométrique total d’un individu est calculé en additionnant tous les scores positifs et négatifs qu’il reçoit des autres membres du groupe. Par exemple, si une personne est choisie positivement par cinq personnes et négativement par deux, son score total serait de +3.
Statut sociométrique : Sur la base de ces scores, les individus sont classés selon leur statut sociométrique. Ceux avec des scores élevés sont considérés comme ayant un statut sociométrique élevé, indiquant qu’ils sont bien vus ou populaires au sein du groupe. Inversement, ceux avec des scores négatifs ont un statut sociométrique bas, indiquant qu’ils sont moins bien vus ou moins populaires.
Au-delà du Test
La sociométrie ne se limite pas à un seul test. L’observation des interactions, qu’elles soient verbales ou non verbales, peut également fournir des insights précieux.
Par exemple, lors d’une réunion :
- Qui choisit de s’asseoir à côté de qui ? (mesure de la distance sociale)
- Qui évite le contact visuel avec qui (et inversement) ?
- Qui prend la parole et à qui s’adresse-t-elle ? (est-ce toujours à la même personne ?)
- Sur quel ton le sujet A s’exprime auprès du sujet B
Ces observations peuvent révéler des dynamiques de groupe subtiles. Les nuances de la communication non verbale (et verbale), telles que le langage corporel, le ton de la voix et le contact visuel, peuvent souvent en dire plus sur les relations interpersonnelles que les mots eux-mêmes. Tout ceci reste quantifiable et retranscrit sur un graphe.
Parallèle avec les Réseaux Sociaux
Aujourd’hui, les interactions sur les réseaux sociaux sont fréquentes. Chaque « like », commentaire et identification laisse une empreinte digitale, formant un réseau complexe d’interactions qui peut être analysé, quantifié et visualisé. Ces interactions, bien que virtuelles, portent en elles des indices sur les dynamiques relationnelles, les affinités et même les aversions entre les utilisateurs.
Les « likes », par exemple, peuvent être vus comme des signes d’approbation ou d’affinité. Un commentaire, en fonction de son contenu, peut indiquer un accord, un désaccord, une relation amicale ou même une hostilité. L’identification, peut indiquer une relation plus profonde ou significative.
Mais comment ces interactions se comparent-elles aux dynamiques révélées par le sociogramme de Moreno ?
Dans un environnement professionnel traditionnel, les interactions sont souvent dictées par la structure, la hiérarchie et les rôles. Cependant, sur les réseaux sociaux, bien que certaines de ces dynamiques existent toujours, il y a une plus grande liberté d’interaction. Les individus peuvent choisir de suivre, d’interagir ou d’ignorer d’autres individus en fonction de leurs préférences personnelles plutôt que de contraintes externes. Cette liberté peut révéler des dynamiques relationnelles qui sont masquées dans des environnements plus structurés.
Prenons l’exemple de LinkedIn, un réseau social professionnel. Sur cette plateforme, les individus peuvent choisir de se connecter avec des collègues, des supérieurs hiérarchiques, des subordonnés, des pairs d’autres entreprises et même des inconnus dans leur domaine. Les interactions sur cette plateforme, qu’il s’agisse de « likes », de commentaires ou d’identifications, peuvent révéler des affinités ou des dynamiques qui ne sont pas évidentes dans l’environnement de travail réel.
Sur LinkedIn, les gens cherchent souvent à se connecter avec des individus qui peuvent les aider professionnellement. Cette sélection stratégique de contacts pourrait être considérée comme une forme d’optimisation sociale, où les relations ne sont pas uniquement basées sur des affinités authentiques, mais sur des bénéfices professionnels potentiels.
Conclusion
Comme nous l’avons évoqué en introduction, dans le monde professionnel, les interactions sont souvent façonnées par une multitude de facteurs : obligations, pressions, hiérarchies, et un conformisme aux normes établies. Ces dynamiques peuvent souvent masquer ou altérer les véritables relations et affinités entre les individus.
En conclusion, nous pouvons donc poser la question de savoir si les réseaux sociaux révèlent les interactions informelles des sujets en entreprise ? En d’autres termes, les réseaux sociaux pourrait être un espace de « conter-pouvoir » (le terme est peut être fort) ou l’on peut observer des dynamique de groupe différente à celle des relation formelle en entreprise.
L’analyse des structures informelles à travers les réseaux sociaux composées de groupes d’acteurs, membres de l’organisation, développant des objectifs en faveur de l’organisation ou contre elles semble incontournable !
[…] Gomez-Meija ne cherche pas à analyser les interactions au même titre que Moreno le propose avec la sociométrie. Il s’interroge sur les limitations de la construction de l’identité numérique inhérente […]