La Fabrique du Moi Numérique : Je suis vu, donc je suis !

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La Fabrique du Moi Numérique : Visibilité, Identité et Réseaux Sociaux

Dans un monde où la visibilité est devenue une injonction, l’identité numérique prend une place prépondérante, l’ouvrage collectif dirigé par Nicole Aubert et Claudine Haroche « Les Tyrannies de la visibilité – Être visible pour exister ? » (2011) explore de nombreuses approches autour de cette injonction.
Joel Birman, dans son article « Je suis vu, donc je suis : la visibilité en question », nous invite à réfléchir sur la manière dont nous nous construisons et nous représentons en ligne.

L’hypothèse centrale est que, grâce au numérique, nous reconstruisons une image idéale de nous-mêmes, une sorte de « super-héros » numérique.

Profil Facebook vs Page Facebook

Il est crucial de distinguer le profil Facebook d’une page Facebook. Le profil est personnel, destiné à représenter un individu. C’est ici que le « moi numérique » prend vie, à travers les photos, les statuts, les interactions.
La page, en revanche, est souvent destinée à représenter une entreprise, une célébrité ou une cause. Elle est moins personnelle et plus orientée vers un objectif ou un message spécifique. Le « moi numérique » est donc intrinsèquement lié au profil, à cette représentation de soi que nous choisissons de montrer au monde.
L’expression de l’individu sur la toile ne se résume pas aux réseaux sociaux et en particulier à Facebook. Le sujet peut s’exprimer via un blog, une chaine Youtube…TikTok, Instagram… toutefois Facebook aura largement contribué à l’émergence de cette « nouvelle » visibilité.

 Je vois, je suis vu, donc je suis

Le sujet devenu solitaire, appelé à se gérer lui-même est poussé au narcissisme, la société lui tend autant de miroirs que d’écrans ; il est séduit par toutes les images qu’il observe, absorbe, et avec lesquelles il se confond.

Tout en se croyant en contact avec le monde des autres et des choses, il n’est en contact qu’avec les apparences émouvantes et confuses qui s’y présentent, il devient lui-même apparence. » (Jacqueline Barus-Michel – « Une société sur écrans »).

Nous vivons dans une société de l’image, où la visibilité est devenue une monnaie d’échange. Les réseaux sociaux, en particulier, ont créé un « espace de jeu » où chacun peut se mettre en scène, se montrer et être vu.
Cette visibilité est souvent associée à la reconnaissance, à la validation par des « amis » et dans certain cas à la célébrité. L’idéalisation de soi peut avoir également des conséquences psychologiques. En ne montrant qu’une version filtrée de nous-mêmes, nous risquons de nous éloigner de notre véritable identité. Cette dissonance peut entraîner des sentiments d’insatisfaction, d’anxiété et même de dépression.

L’avènement de cette société de l’image, dont l’écran est le symbole majeur, semble être lié à l’injonction à la visibilité.
Comme le résumée Jacqueline Barus-Michel, cette société est aussi une société d’exposition, où la réalité est égale à l’imaginaire. Cette société « met le monde sur écrans, prend l’écran pour le monde et se prend elle-même pour ce qu’elle a mis sur écrans« .
Dans une telle société, le sujet semble n’être en contact qu’avec des apparences et n’être lui-même qu’un simulacre, un semblant d’être, englouti dans un rêve.

 

Il semble que le cogito cartésien « Je pense, donc je suis » ait été remplacé par un nouveau cogito : « Je vois, je suis vu, donc je suis ».
Selon Joël Birman, nous serions passés d’un code de l’existence basé sur la notion de reconnaissance comme valeur essentielle à un autre code centré sur la présence et la visibilité en tant que valeurs fondamentales.
Cependant, ce changement serait également celui du registre verbal vers celui de l’image, du registre symbolique vers celui imaginaire. L’individu serait désormais aliéné dans sa relation à l’autre et ne pourrait plus exister sans être vu de manière constante par l’autre.

Les réseaux sociaux, en particulier, ont créé cette plateforme où chacun peut se mettre en scène, se montrer et être vu.

Le Moi Numérique : Une Identité Fabriquée au regard d’une identification à des modèles

Le « moi numérique » est une identité fabriquée. C’est une version de nous-mêmes que nous construisons et présentons en ligne. Cette identité est souvent idéalisée, façonnée par ce que nous pensons que les autres veulent voir ou par ce que nous aimerions être. Nous projetons sur le numérique une sorte de « super-héros » numérique, une version améliorée de nous-mêmes.

Au cœur de cette construction du moi numérique se trouve la quête de reconnaissance. Dans la psychanalyse, la reconnaissance est un besoin fondamental. Sur les réseaux sociaux, cette reconnaissance est souvent mesurée en « likes », « commentaires » et « partages ». Chaque interaction est une validation, un signe que nous existons et que nous sommes vus.

Du « Moi » au « Moi Numérique »

Pour comprendre le concept de « moi numérique« , il est essentiel de revenir aux fondamentaux de la psychanalyse. Sigmund Freud définit le « moi » comme une instance psychique qui se situe entre le « ça » (les pulsions) et le « surmoi » (les normes morales et sociales). Le moi est le gardien de la réalité, cherchant à équilibrer les désirs internes avec les exigences externes. Il est en constante négociation, cherchant à satisfaire à la fois les besoins internes et les attentes sociales.

Ainsi Freud modélise la construction de la personnalité ainsi :

  • Le « Ça » : C’est la partie la plus primitive de la personnalité, présente dès la naissance. Il opère selon le principe de plaisir, cherchant une satisfaction immédiate des pulsions et des désirs.
  • Le « Moi » : Se développe à partir du « Ça » et sert de médiateur entre le « Ça » et le monde extérieur. Il opère selon le principe de réalité, cherchant à satisfaire les désirs du « Ça » d’une manière socialement acceptable.
  • Le « Surmoi » : Représente la conscience morale et les idéaux. Il se forme à partir des valeurs et des normes enseignées par les parents et la société.

Dans le contexte numérique, le « moi » se transforme. Le « moi numérique » est cette identité que nous construisons en ligne, une version idéalisée de nous-mêmes. Nous choisissons ce que nous voulons montrer, et par conséquent, nous créons une version de nous-mêmes qui correspond à ce que nous pensons être le plus attrayant et acceptable socialement.

De l’image… à la prise de position

Je n’ai rien signé avec Meta. La nouvelle règle Facebook, Méta commence demain où ils peuvent utiliser vos photos. N’oubliez pas que la date limite est aujourd’hui ! Cela pourrait être utilisé dans les poursuites contre vous. Tout ce que vous avez posté est publié aujourd’hui – même les messages qui ont été supprimés. Ça ne coûte rien, juste copier et poster, mieux que de regretter plus tard », indique notamment le message, qui évoque ensuite un texte de loi pour opposer à Facebook le droit d’utiliser les données personnelles de l’auteur de la publication. (publication su Facebook)

La diffusion de tels messages sur Facebook, en particulier lorsqu’ils sont perçus comme des « alertes » ou des « avertissements », peut être analysée sous l’angle de la psychanalyse.

En partageant ce message, l’individu peut chercher à renforcer son « Moi » en se positionnant comme une personne informée, vigilante et soucieuse des autres. Cela peut lui procurer un sentiment de supériorité ou de distinction par rapport à ceux qui ne sont « pas encore informés ».
Cette action peut être perçue comme une tentative de gagner de la reconnaissance et de l’approbation des pairs, renforçant ainsi l’estime de soi.

Le « Surmoi », en tant que gardien de la morale et des valeurs, pourrait être activé ici. L’individu pourrait ressentir un devoir moral d' »informer » ou de « protéger » ses amis et sa communauté contre ce qu’il perçoit comme une menace ou une injustice.
Le partage de l’alerte peut être vu comme une action vertueuse, alignée sur des valeurs de protection de la vie privée et de défense contre les grandes entreprises.

La réaction impulsive de partager rapidement l’alerte sans vérification préalable pourrait être attribuée au « Ça ». Le désir immédiat d’agir, combiné à l’urgence suggérée par le message, peut court-circuiter le processus de réflexion rationnelle.

Conclusion

Dans cette perspective, nous pouvons dire que le sujet choisit les informations qu’il diffuse à son avantage. Les informations sont filtrées et très souvent « idéalisées ». La fabrique du « moi numérique » est un processus complexe, mêlant désir de reconnaissance, besoin d’appartenance et quête d’identité.

Dans un prochain article, je ferai référence au fait que l’industrie du web (facebook…) ne laisse que peut de place à l’individu pour qu’il construise une identité singulière. Je ferai référence à la thèse de Gustavo Gomez-Mejia – « Les fabriques de soi ? » montrant que dans le contexte des réseaux sociaux, l’identité du sujet est très limitée et noyée dans un flux d’informations standardisées.

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Stéphane Meurisse

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Stéphane Meurisse